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Landscapes in Brittany

Color

Essay by Paul Cottin (in French)

 

L’ Arpenteur du temps

 

Le travail réalisé par Juraj Lipscher en Bretagne et en Lorraine sur le paysage est avant tout le travail d’un arpenteur, qui n’a pas pour ambition de définir une sorte de « typicité » qui serait propre au paysage de chacune de ces deux régions, mais bien d’établir un état partiel et subjectif de paysages pluriels à un instant donné. Traiter du paysage c’est accepter d’être confronté à une réalité mouvante, changeante, « entre deux états », et qui ne peut s’analyser et se lire qu’autour de multiples points de vue… Résultant de facteurs géographiques, géopolitiques économiques et sociaux, relevant aussi bien de la science militaire à des fins stratégiques, que de ceux du «beau paysage », valorisé à des fins touristiques ou immobilières ou encore celui plus modeste du « promeneur du dimanche» … les questionnements contemporains liés au paysage sont tributaires des usages et de l’importance que nos sociétés accordent à ces derniers. Une sensibilité nouvelle aux questions environnementales, un certain renoncement à l’aménagement du territoire, une porosité grandissante entre monde rural et urbain … autant d’actualités du paysage qui ne trouveraient probablement pas autant d’écho sans l’attention particulière que lui porte un nombre grandissant de photographes.

Ces questionnements sur le paysage ne sont pas nouveaux. Même si leur nature est changeante suivant les époques. Ils jalonnent la « peinture de paysage », genre mis en avant par l’histoire de l’art. Le paysage ne prend son autonomie, de manière bien modeste qu’au XVII ème siècle avec la peinture hollandaise. Probablement du fait du rejet par les calvinistes des Provinces-Unies de l’iconographie religieuse ouvrant ainsi le champ à d’autres formes d’expression. Il faudra attendre le XIX ème pour voir le paysage prendre une place “aux avant-postes” dans l’intérêt des peintres et des commanditaires, notamment au sein du mouvement romantique. Il s’agit dans ce dernier cas d’un dialogue avec une dimension, celle de la nature, qui dépasse notre simple condition d’homme. C’est aussi l’époque de l’orientalisme qui correspond aux prémices de la colonisation mais aussi à l’arrivée de la photographie.

Mais la représentation du paysage, n’est pas une simple catégorie des «beaux-arts». Elle contribue fortement, à côté d’autres savoirs, à l’analyse de l’évolution des paysages à travers les époques et donc indirectement de notre rapport à ces mêmes paysages. D’ou l’importance de ces «témoignages visuels», notamment aujourd’hui ceux de la photographie, pour une compréhension dans le temps. Une part de la qualité des « relevés photographiques » tient sans doute à sa capacité à revenir de manière récurrente sur les lieux et à sa grande «plasticité» qui lui autorise sur le même site des points de vue à différentes échelles. Celle de grandes vues de paysages, comme celle plus « intime » du paysage au quotidien qui révèle la manière dont tout un chacun en fait usage.

Ces démarches d’observateur ne peuvent cependant suffire à elles seules à définir le travail du photographe, quand celui-ci, à l’instar de Juraj Lipscher revendique, au-delà de la dimension documentaire de son travail, une expérience formelle et esthétique. Son mode opératoire le tient à bonne distance d’une approche «spectaculaire» ou imprégnée d’un « esthétisme envahissant » à l’instar de célèbres magazines. L’évidence trompeuse des paysages de Juraj Lipscher est le fruit d’une grande maîtrise du cadrage et d’une composition dans laquelle le « détail » n’a pas pour fonction l’anecdote, mais bien celle de nous ramener à ce que Georges Pérec appelait «l’infra ordinaire».

L’accumulation de ces détails rend ici compte de la «non-mise en forme» de certains paysages, comme des figures d’une réalité en «décomposition», avec des « bribes » d’aménagements qui semblent suspendus en l’attente d’un après dont on se demande si il adviendra. Comme une sorte «d’américanisation» des paysages, à l’instar de ceux documentés par Stéphen Shore dans son pays. On peut y lire les fractures d’un modèle de société dans laquelle l’attachement à un territoire perd de son importance au profit de la mobilité, de «l’adaptabilité».

Ce paysage d’une boîte aux lettres perdu dans ce qui semble être une sorte de terrain vague, posée devant un bâtiment récent aux volets clos avec en toile fond un clocher d’un autre temps, illustre assez bien ce monde en déséquilibre.

Mais les paysages de Juraj Lipscher donnent aussi à voir une «nature» – même si ce mot porte en lui toutes les contradictions d’une définition improbable voir impossible tant il peut recouvrir des réalités paradoxales – qui même domestiquée par l’homme, est toujours prête à reprendre ses droits dès que la présence humaine s’estompe. L’absence de personnage, ou alors une présence très discrète et lointaine, est là pour nous rappeler la vanité des êtres humains et la fragilité de leur présence dans un monde qui pourrait exister sans eux. En ce sens le photographe rejoint certaines préoccupations des peintres de la période romantique. Les images de Juraj Lipscher semblent retrouver le chemin du temps. Celui pris en déambulant tout en méditant ces mots de Georges Pérec: Interroger l’habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l’interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s’il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s’il n’était porteur d’aucune information. Ce n’est même plus du conditionnement, c’est de l’anesthésie. Nous dormons notre vie d’un sommeil sans rêves. Mais où est-elle, notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace ?

Paul Cottin, 2016

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